11 mars 2025
Ça n’avance pas beaucoup.
D’autres choses viennent se mettre en travers.
Et puis j’ai peur.
(Toujours ce sentiment que ça peut sembler risible…)
J’ai un mal fou à m’habituer à mon clavier FUTO, la sensation d’une perte de temps incommensurable, à chaque message (j’en écrit beaucoup).
J’essaie de me passer de GMaps au quotidien, ça se révèle difficile, perturbant, désorientant et frustrant.
Peut-être que je ne suis pas encore assez aguerrie aux autres outils, peut-être aussi qu’ils se sont super bien débrouillés pour me piéger, chez Google « on te facilite la vie en échange de tes données… » J’ai marché, j’ai couru, et après ? Après, si je ne veux plus me soumettre à ce troc pervers, il faut renoncer à une quantité d’informations faciles d’accès, apprendre à faire sans, à faire autrement.
C’est déjà bien compliqué, alors quand j’imagine la suite, mon cœur se réfugie dans un coin de ma poitrine et mon estomac de retourne sur lui-même. Cette espèce de frayeur bizarre me rend un peu désagréable, je vois que M. est agacé par mes récriminations, je vois bien qu’il essaie de garder son calme, pas très facile pour lui qui a toujours fait son possible pour éviter de vendre l’entièreté de son âme aux Gafam… Et moi je me pointe la bouche en cœur en faisant la maligne avec mon journal et mes résolutions toutes neuves, l’appelant à l’aide au moindre grain de sable, pestant contre les nouveaux outils qui marchent moins bien que ceux d’avant. Bon, je suis pas fière, hein… En moi bataillent une petite fille frustrée qui n’a pas très envie qu’on lui enlève ses jouets colorés pour les remplacer par des cubes en bois, une militante en plein retour de flamme épique, et une femme anxieuse qui se demande comment elle va se démerder concrètement avec tous ces changements. Et bien sûr, une des données du problème, je vous le donne en mille, c’est que ce qui semble hyper simple à l’un paraît super compliqué et effrayant à l’autre.
Ce changement, dans ma tête, il ressemble à un haut mur infranchissable. Pourtant, je sais que les hauts murs infranchissables se démontent avec de la patience. Le courage de l’herbe, c’est un peu ça : au fond tu paniques parce que tu es petite et qu’on peut te marcher dessus tranquillement, ou te tondre, mais tu restes en place, tu attends, tu te redresses après les piétinements, tu repousses après les tontes… (« Le courage, ce n’est pas l’absence de peur, mais la capacité de vaincre ce qui fait peur », dixit Mandela – et de découvrir au passage qu’on vend des stickers avec la citation, si ça vous intéresse de la coller au plafond de votre chambre ou sur la porte des chiottes… )
Depuis que j’ai commencé à écrire ce journal, je suis souvent tentée d’écrire Nous ou On, à la place de Je. Signe que je ne me sens pas seule avec mon problème, que j’assume difficilement une position de sujet dans cette affaire, comme si je m’étais coulée dans une masse homogène de gens qui partagent la même expérience, à savoir un usage quotidien du smartphone (et ses applis largement gafamisées) pour les mails, l’agenda, la presse, la banque, les vidéopoèmes, vendre des fringues, les notes poétiques et les listes de courses, prendre des photos et les partager, les ateliers d’écriture, les billets de train, les tickets de tram, les tutos de dessin, les courses de bricolage, les assurances, la consommation électrique, le vélo, l’alarme de la maison, le yoga, la météo, les rdv médicaux, l’enregistreur pour le piano ou le chant ou un truc qui me passe par la tête, les cartes de fidélité, les réservations d’hôtels pour le boulot ou les vacances, le GPS en voiture et à pied, la musique, les contacts, les podcasts, Fessebouc, Instagrume, Ouattezappe, Youploube, etc., etc. Et accessoirement téléphoner, avec le son ou l’image, et envoyer des messages (beaucoup)… Tout ça avec deux ou trois grandes firmes américaines qui te tiennent par le striatum. A force d’écrire, de lire, de réfléchir, d’en parler autour de moi, je me rends compte que ce n’est pas si évident. Unetelle a pendant longtemps refusé d’installer la moindre appli, untel a Linux sur son smartphone, beaucoup ont des téléphones anciens dont la mémoire ne supporte pas autant d’applis, et il y a mille autres façons de se débrouiller avec sa vie quotidienne, bref : je me rends compte que tout le monde n’a pas autant que moi plongé dans la piscine magique.
Allez, un aveu – j’ai un peu honte : il y a quelques mois encore, je trouvais ridicule de vouloir conserver des compétences de lecture de carte et d’orientation (sans doute parce que je n’en ai jamais eu, donc les conserver me mettait déjà en difficulté, hein, bon). Aujourd’hui, j’ai un peu révisé ma position, mais, depuis plus de 10 ans et mon arrivée dans une nouvelle ville, je me suis réfugiée dans un usage systématique des applis GPS pour conduire et même pour marcher, je les utilise aussi quotidiennement pour m’organiser, savoir combien de temps va me prendre tel trajet d’un endroit à l’autre, si je peux raisonnablement envisager de passer à tel endroit avant tel rdv, etc. Ça correspond à mon besoin d’anticiper sans cesse, ça répond – en partie et de manière très illusoire, certes – à mon anxiété constante. J’utilise ces outils pour compenser ce que je ne sais pas faire (m’orienter, me repérer dans la ville) et pour éviter ce que j’ai du mal à supporter (ne pas savoir à l’avance par où je vais passer, combien de temps ça va me prendre, si le magasin va être ouvert, à quelle heure je vais arriver…). Ce faisant, selon les points de vue, on peut dire que j’optimise, ou que je me complique la vie. Je veux dire par là que ces trucs qui me permettent de faire plus de choses, me donnent l’impression de mieux m’organiser, de rentabiliser le temps disponible, sont aussi peut-être ceux qui participent de ma propre exploitation, dans une version désespérément capitaliste de moi-même. Arrêter de les utiliser, c’est aussi renoncer à être partout, et plus précisément à l’illusion de maîtrise du temps.
Il y a donc un enjeu psychique majeur à cet endroit. D’ailleurs, le mouvement de dégafamisation coïncide clairement, pour moi, avec un mouvement lié à mon travail analytique, qu’on pourrait nommer « décroissance de soi », et qui consiste (je résume à la serpette) à s’accepter finie, vulnérable, incapable, limitée… En me « complétant » des outils précités, j’ai sans doute entretenu ma propre illusion de pouvoir maîtriser le temps, voire d’accéder à une forme… d’ubiquité. Rien que ça. Vous comprenez mieux pourquoi je disais au début de ce billet que mon cœur se réfugie dans un coin de ma poitrine, et mon estomac de retourne sur lui-même à l’idée de ce Grand Renoncement ? Un peu comme si vous demandiez à Harry Potter de rendre sa cape d’invisibilité et sa baguette supermagique, et de continuer sa vie comme avant !
Là où mes préoccupations nombrilistes, autrement appelées mon expérience subjective, s’articulent avec le reste du monde, c’est à l’endroit où cela soulève aussi d’importantes questions philosophiques et politiques : Faut-il que les individus s’adaptent à tout prix au monde qui les entoure, quelles que soient leurs capacités ? Si la justice sociale implique d’offrir aux humains de quoi compenser leurs vulnérabilités, que vise-t-on exactement ? Une vie agréable et libre, ou une vie de labeur et de (quête de) performance ? Et qui fournit les outils, notamment technologiques, qui permettent ces compensations ? De qui et de quelles machines dépendent alors les humains ?
Ça fait pas mal de questions pour ce soir. Je vous propose de laisser reposer tout ça jusqu’à la semaine prochaine… Enfin moi c’est ce que je vais faire en tout cas.
D’ici là, amusez-vous bien des pertes monstrueuses des copains d’Elon et Donald (tant qu’on arrive encore à rigoler…).
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