#2

3 mars 2025

– C’est chiant c’est chiant c’est chiant !

– Quoi ?

– J’ai changé de clavier sur mon téléphone, viré celui de Google, remplacé par un autre qui ne comprend pas ce que je veux dire quand j’écris ! Il me met des Z dans tous les mots, et il n’y a pas de gif, c’est nul ! Mais j’ai pas le choix. J’ai dit que je dégafamisais… L’autre jour, j’étais en train de dicter mon journal de dégafamisation à ce clavier Google. C’est pas absurde ?!

Quel intérêt y a-t-il à décrire les affects qui me traversent lorsque je renonce, pour des raisons politiques, à des outils bien pratiques ? Les neurosciences ont déjà expliqué pas mal de choses sur la manière dont les algorithmes utilisent notre psychologie pour capter notre attention. Il suffit de taper « Dopamine réseaux sociaux » sur n’importe quel moteur de recherche, et on sait. Mais visiblement, ça n’a pas conduit l’humanité à se remettre en question en disant « oh mon dieu ! Je ne veux pas être le jouet des machines qui instrumentalisent ma psychologie pour gagner de l’argent ! » Non. L’information est disponible, accessible à la raison, mais on sait depuis assez longtemps que ce n’est pas elle qui guide les comportements humains.

Et pourquoi moi, petite humaine d’à peine 1 mètre 62, pas franchement technophile voir carrément technophobe par moments, je consacrerais du temps à documenter ce qui arrive quand on essaie d’arrêter de se laisser dévorer le cerveau tout cru par d’infâmes géants ? Plusieurs fois par jour, je me pose la question de l’intérêt de la démarche. À chaque fois, deux pensées simultanées : c’est rien, peanuts, insignifiant, tellement anecdotique, trivial même. Pourquoi tu veux écrire ça ? C’est nul, ça n’intéresse personne. Et puis, au même instant : oui mais ça prend une telle place, c’est un tel vertige, et d’ailleurs quand j’en parle la réaction la plus courante, c’est « ouahou, impossible !« 

Certes, je suis bien accompagnée, j’ai avec moi un informaticien que tout cela laisse impavide, qui répond à mes questions patiemment et prend en charge le support technique. Mais je ne suis pas surhumaine : j’ai peur, oui, de toutes les implications que ça va avoir dans mon quotidien. Je suis mal dès je retourne cinq minutes sur Facebook, parce que toute l’interface, les images, les photos de profils, les notifications me rappellent l’incroyable facilité d’accès à toutes sortes de trucs hyper divertissants, me rappellent la somme des plaisirs auxquels je renonce – facilité et plaisir qui deviennent encore plus palpables quand parallèlement on balbutie sur d’autres outils, inconnus et donc un peu hostiles. Quand je commence à trier mes données chez Google, c’est comme vider le grenier de quelqu’un qui a disparu, ou se préparer à déménager, je croise des photos de mes enfants devenus adultes, je n’échappe à la plongée dans les souvenirs, la nostalgie vient planter ses griffes dans mon estomac. Peut-être que la perte dont il est question, le retour impossible, ce n’est pas seulement celui temps qui passe. Peut-être que le malaise que je ressens, c’est aussi celui d’un impossible retour en arrière, vers un monde définitivement perdu où je pouvais encore à me voiler la face. C’est l’actualité qui nous pousse en avant, sans savoir évidemment où ça nous mènera. Cette migration technologique, c’est à la fois une précaution et une bataille, avec moi-même et avec les géants. Cette migration technologique, c’est une perte de repères presque complète, c’est beaucoup de renoncements, et, par certains aspects, c’est rude comme un exil. D’ailleurs pour m’aider à relativiser, j’invoque régulièrement les européens qui quittaient l’Europe dans les années 30. Certes, la comparaison s’arrête là.

Au fond, je suis aussi mise en mouvement par un désir de liberté, de lutte, d’émancipation et… d’aventure. Dégafamiser, ce serait ça ? Une aventure contemporaine en restant chez soi ? Une aventure dont l’essentiel des péripéties se passe dans la rencontre de ma subjectivité avec des technologies que je ne maîtrise pas. Rencontre qui se manifeste d’abord par des affects, des plaisirs et des déplaisirs, des vertiges, des satisfactions et des moments de doute. Des éprouvés spécifiques liés à la perte de maîtrise, mais aussi peut-être à mon imaginaire de l’émancipation. Donc raconter les péripéties et les émois de l’aventure, ce serait ça ?

Ça ne répond pas vraiment au pourquoi. Pourquoi, en plus d’en baver en changeant d’agenda, de clavier de téléphone et d’application musicale, s’astreindre en plus à un travail d’écriture sur un sujet qui peut sembler très accessoire. Peut-être parce que c’est une expérience de l’époque, que je me plais à imaginer qu’il s’agit d’une sorte de témoignage historique, mon journal de Poilue, un peu comme quand je gardais bêtement nos attestations de déplacement pendant le premier confinement. Mais surtout, parce que partager cette expérience plutôt solitaire, ça lui donne un sens, parce que quitte à en baver, autant raconter, autant partager.


4 réponses à “#2”

  1. Avatar de Emi
    Emi

    Hello, j’ai lu ton article et ça m’a fait du bien. Je me suis sentie moins seule face à ma degafamisation. Ça fait 3 mois que je bosse dessus, c’est une croisade, mais on va y arriver.

    Le passage sur le grenier me parle beaucoup. Tout cela fait ressurgir des souvenirs qu’on aimerait peut-être oublier, nous force à mettre le nez dans de vieux mails pour trier et désencombrer pour faire place nette à la nouvelle messagerie.

    Quand aux réseaux sociaux datavores, je ne sais pas si toi aussi tu vis ça, mais les autres nous font culpabiliser d’être parti.e.s, on devient les êtres à part, celleux qui n’ont plus WhatsApp, ni Instagram ni Facebook.

    Au plaisir de lire la suite de tes aventures de degafamisation

    1. Avatar de Juliette Cortese

      Merci ! J’ai parfois l’impression de causer dans le vide quand je publie ici, alors ton commentaire me fait du bien, parce que c’est aussi mon espoir, de partager ici ce qu’on éprouve avec cette traversée !

  2. Avatar de Catherine Serre
    Catherine Serre

    Complètement gafatée ici…aurait besoin d’un monastère….pour déjà décrocher un peu…
    Ta démarche est belle.
    Je vais lire chaque étape.
    Je t’embrasse !
    Cat S.

    1. Avatar de Juliette Cortese

      Merci Catherine ! Le monastère, on doit se le construire, je crois bien… Bises.