Je me souviens de tes mains. Tes doigts fins, taillés sur ceux des sculptures, tu étais comme sortie du marbre, un Bernin qui aurait pris vie. Mais je ne me souviens pas de tes jambes. Comment pourrais-je les reconnaître.
Je pense. Je cherche un instant où j’ai vu tes jambes, eu loisir de les observer. Nous étions sortis marcher, avant les grands départs, quand on pouvait encore rejoindre la forêt. Près de nous, aux Instables, branches encombrées et leurs bras humides devenus presque noirs, les arbres murmuraient des cantiques appris de leur enfance. On marchait. Tes mots tournaient autour de ma tête et j’étais à l’ivresse de t’entendre, c’était doux et profusion de ton humeur non domestiquée. Je me sentais comme on se sent quand quelqu’un vous plaît : sa conversation toujours agréable, l’heure ravie, la joie d’être ensemble vous fait plus subtil que vous ne l’êtes en réalité, vous vous sentez important, précieux, aimable. L’alchimie des rencontres nous change.
Marchait près de nous une petite elfe invisible, qui nous rendait espiègles, et te faisait sautiller, bondir, jusqu’à ce que sur l’arrêt d’une branche morte tu tordes ta cheville.
J’ai vu tes jambes de près, j’en ai l’image dans la rétine, tes pieds sous mes mains et ta cheville battant comme un cœur d’oiseau affolé.
Regarder mes jambes en bas de mon corps, même dans le miroir, ce n’est pas comme.
C’est différent, et pourtant ça ressemble.