On était sombres, on était tranchés anxieux, ridés par une bile d’époque. On tentait de vivre en regardant la fenêtre. Il restait ta main, et quelques va et vient. On se collait. On se serrait les corps on secouait on s’étouffait pour vivre encore.
Il fallait changer ses façons. Ne plus voyager. Faire prudence à pleuvoir à côté du monde. Ne plus déjeuner d’animaux. Transparaître. Garder ses sous pour des produits sans esclaves. Lâcher ses plastiques. Négocier avec ses entraves et supporter le paysage qui basculait.
On était sombres tranchés anxieux, on était venus à l’ancienne gare. Pourquoi, je ne sais plus. Le matin changeait sa perspective, et ta peau. On se goûtait les bouches comme si l’un de nous partait en voyage. Tu me disais des mots amoureux glacés, comme être empêtré dans quelque chose dont on ne voudrait se défaire. Il y avait cela qui nous liait, on se racontait heureusement qu’il y a le câlin pour nous sauver du monde qui pourrit, heureusement qu’il y a la tendresse pour ne pas mourir étouffé dans l’angoisse, heureusement qu’on peut se serrer les corps, heureusement que l’amour nous fait boussole…
Ce n’est pas moi qui parle. Je raconte. Et si c’est mièvre de dire amour, je n’ai pas d’autres mots. Je suis sans instinct de langue. Je suis une pierre qui te pleure.
On était sombres tranchés anxieux, personne ne sait comment c’est arrivé. Je me souviens d’une gare éteinte. Les trains étaient à l’arrêt, les rails désaffectés sanglotaient sous le pas des moineaux qui cherchaient de quoi vivre. Sur nos têtes les grandes verrières jetaient des lueurs grises. On marchait seuls sur un quai, tout était vide, rien personne pour nous détacher les mains d’un geste brusque.
A un moment je n’ai plus senti ta main, c’était comme si ta peau, contre la mienne, envolée. Ce n’était pas une brusquerie de ta part, plutôt une disparition silencieuse. Un enlèvement de corps. J’étais privé de toi et je ne comprenais rien. Je ne savais pas si tu avais choisi de partir, si on t’avait enlevée contre ton gré. Je suis resté dans la gare avec le doute et les moineaux, avec les rails désaffectés. Le souffle immobile du désastre.